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Face à l’urgence climatique : repenser notre rapport au temps

Auteure: Aurianne Stroude (UNIFR) | Édition: Arnaud Gariépy (ASSH)
Durabilité

La façon dont nous voyons le temps a un impact sur nos modes de consommation et notre bien-être. « Le temps, c’est de l’argent » selon un adage populaire, mais face au changement climatique, cette conception du temps semble dépassée.

Le dernier rapport de synthèse du GIEC nous rappelle l’urgence climatique et la nécessité de mettre en œuvre rapidement des solutions efficaces pour transformer notre impact écologique. Si cette urgence est réelle, l’accélération de nos modes de consommation, du changement social et de nos rythmes de vie1 fait néanmoins partie du problème. Se questionner sur notre rapport au temps, individuellement et collectivement, apparaît dès lors primordial pour rendre les modes de vie plus durables et garantir le bien-être de tou·te·s.

Le temps, c’est de l’argent

L’imaginaire du temps comme une monnaie d’échange date de la révolution industrielle. Au-delà de l’usage des montres et du minutage du travail qui tend à se généraliser à partir du XVIIIe siècle, le capitalisme industriel participe activement à la diffusion d’un imaginaire du temps perçu comme rare et qu’il s’agit d’utiliser de façon productive et efficace2.

Encore aujourd’hui, notre conception du temps est largement liée à la sphère professionnelle qui vient rythmer nos jours et nos semaines. Or, l’organisation sociale du travail a un impact majeur sur nos modes de consommation et sur notre bien-être. Dès le début de la pandémie de COVID-19, une diminution de la pollution et des impacts environnementaux positifs ont pu être constatés comme des conséquences directes des confinements, de l’arrêt de nombreuses industries et du travail à domicile. De même, la réduction des déplacements liés au travail a eu un effet positif sur le bien-être des personnes habituées à prendre régulièrement l’avion.

Selon la philosophe Céline Marty, travailler moins apparaîtrait comme une solution pour vivre mieux et réduire son impact sur les écosystèmes. Toutefois, à moins que les conditions salariales n’évoluent et que des mesures politiques aillent dans ce sens, cette solution n’est pas à la portée de tou·te·s car la perte de revenus occasionnée serait difficile à compenser.

D’autres conceptions du temps dans les modes de vie durables

En étudiant les pratiques des personnes qui essayent de mettre en œuvre un mode de vie durable, on peut observer que la diminution du temps de travail peut jouer un rôle, mais que plus globalement, c’est leur façon d’envisager le temps qui évolue. Trois conceptions principales viennent alimenter et structurer leurs pratiques quotidiennes3.

Premièrement, l’évolution du mode de vie passe par une connexion avec le vivant et ses temporalités cycliques : les jours et les nuits, les saisons, les cycles lunaires et les marées, etc. Que ce soit à travers des pratiques comme le jardinage, l’observation des mouvements migratoires des oiseaux, l’alimentation de saison ou une simple attention aux phénomènes naturels, cette conception du temps comme cyclique est très présente dans leurs discours.

Ces rythmes du monde vivant et sensoriel s’entremêlent avec des cycles sociaux, d’organisation du quotidien, de constitution et dissolution des groupes, de générations, etc. que les personnes reconnaissent, cultivent et valorisent également dans leurs pratiques quotidiennes.

Deuxièmement, le temps est régulièrement imaginé comme un phénomène qui peut être plus ou moins dense et certaines pratiques semblent se dérouler dans un temps suspendu et non comptabilisable. Que ce soit dans une présence à l’instant pour observer un paysage, un moment de créativité, une activité de réparation ou d’entretien, un échange avec un·e proche, etc., la personne ne perçoit plus le temps comme quelque chose qui passe, mais comme une immersion ou une texture. Peu importe qu’elle y ait passé 10 minutes, 2 heures ou 3 jours, c’est la qualité du temps qui importe.

Cette conception du temps peut être rapprochée du concept de flow développé par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi qui décrit un état mental de concentration et d’engagement intense, lié à une grande satisfaction. Plus récemment, des études ont montré que ce rapport au temps est à la fois lié à des niveaux élevés de bien-être et à des activités à faible coût environnemental4.

Enfin, et troisièmement, dans les pratiques liées à des modes de vie durables, le temps apparaît comme un liant entre un passé et un futur, parfois lointains. Le présent est vu comme un lieu de transmission entre les générations passées et futures. Les personnes engagées dans l’exploration de modes de vie et de consommation durables se réfèrent souvent à un temps long qui excède parfois largement le spectre de leur propre vie ou de leur parenté biologique.

Les géologues parlent du concept de temps profond (deep time) pour décrire la conception quasi inimaginable des temps géologiques en rapport aux temps humains5. Si l’humanité est présente depuis 2,5 millions d’années, cela ne représente que 0,05% de l’histoire de la Terre. Rapporté à l’expérience contemporaine, cela implique de se percevoir comme une infime fraction d’une histoire beaucoup plus grande et de penser l’impact de ses propres pratiques sur le long, voire très long terme. Comme l’a développé Roman Krznaric, il s’agit de devenir de bon·ne·s ancêtres pour les générations futures6.

Se réapproprier collectivement les conceptions du temps

Concevoir le temps de différentes manières et l’habiter dans sa diversité apparaît comme une des caractéristiques des modes de vie durables. 

Loin d’être un choix individuel, la façon dont nous envisageons le temps est dépendante de nombreux facteurs sociaux et est largement influencée par des choix politiques et économiques. Les horaires qui nous contraignent collectivement (heures de travail, ouverture des magasins, calendrier scolaire, etc.), les normes de production et de consommation (durée de vie des objets, possibilités de réparation et recyclage, système de prêts et de location, flux de matières organisés selon l’économie circulaire, etc.) et les discours véhiculés par les médias et la publicité ont une influence majeure sur notre perception du temps, et réciproquement.

C’est donc collectivement qu’il convient de repenser notre rapport au temps pour sortir d’une logique linéaire et productiviste. Explorer d’autres conceptions du temps permet non seulement de modifier nos modes de consommation pour réduire notre impact sur les écosystèmes, mais aussi de repenser le bien-être humain dans un temps long et pour les générations futures.

Références

[1] Rosa Hartmut (2010) : Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.

[2] Weber Max (2004) : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

[3] Stroude Aurianne (2022) : What if time was not money? Towards a pluriversal understanding of time for sustainable consumption, dans : Consumption and Society, 1,2, p. 358–374. https://doi.org/10.1332/GHDN1794

[4] Isham Amy et Jackson Tim (2022) : Finding flow: exploring the potential for sustainable fulfilment, dans : The Lancet Planetary Health, 6,1, p. 66-74. https://doi.org/10.1016/S2542-5196(21)00286-2

[5] Gordon Helen (2022) : Le Temps profond de la terre: sur les traces du passé et du futur de notre planète, trad. Sophie Lem, Lausanne, Quanto Presses polytechniques et universitaires romandes.

[6] Krznaric Roman (2021) : The Good Ancestor: How to think long term in a short-term world, London, Penguin Random House.

Auteure

Aurianne Stroude est docteure en sociologie, chercheuse et lectrice au département de Travail social de l’Université de Fribourg. Ses recherches portent sur la transition vers des modes de vie durables. Elle a notamment publié Vivre plus simplement aux Presses de l’Université de Laval.

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