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Deux chiffres ronds pour une collection prestigieuse

Christoph Uehlinger (Université de Zurich) | Rédaction : Fabienne Jan (ASSH)
Sociétés – langues – cultures

La collection Orbis Biblicus et Orientalis fête cette année son 50e anniversaire ainsi que la publication de son 300e volume. Rétrospective et perspective sous la plume de son coordinateur.

Le contexte d’origine

Lancée il y a cinquante ans à l’Université de Fribourg, la collection Orbis Biblicus et Orientalis (OBO) a rapidement connu un rayonnement international grâce à son orientation pluridisciplinaire, une approche résolument non commerciale de l’édition académique et un engagement open access précurseur. Publiée au nom de la Société suisse pour l’étude du Proche-Orient ancien (SSPOA), la collection est soutenue de longue date par l’ASSH.

Des trois termes latins qui nomment la collection, Biblicus est sans doute celui qui parle le plus directement même aux non-latinistes : c’est en effet au sein d’un institut universitaire dédié aux études bibliques, fondé quelques années auparavant à l’initiative du professeur Jean-Dominique Barthélemy, que la collection voit le jour à l’Université de Fribourg en 1973. Othmar Keel, alors jeune professeur d’Ancien Testament, et Bernard Trémel, professeur de Nouveau Testament, sont les premiers directeurs d’une collection qui frappe par sa recherche d’équilibre et de complémentarité, signes d’ouverture autant que d’ambition intellectuelle et académique : la collection publie d’abord en allemand et en français, langues auxquelles s’ajoutera l’anglais dès le vol. 10.

La collection paraît aux Éditions universitaires de Fribourg, ce qui assure des chemins courts en phase de préparation des manuscrits et de production ; mais dès le premier volume, elle est distribuée à l’international grâce à une collaboration avec Vandenhoeck & Ruprecht à Göttingen. Le choix du partenaire – allemand, prestigieux et (très) protestant – est stratégique : l’ambition pour OBO est de décloisonner l’exégèse catholique en la faisant dialoguer auf Augenhöhe avec les études bibliques protestantes, alors en avance sur bien des points. La première quinzaine de titres représente la production maison, surtout des thèses de doctorat défendues à Fribourg. Une collaboration entamée dès 1978 et le vol. 18 avec l’Université de Münster i. W., où Erich Zenger ambitionne lui aussi de faire de l’exégèse catholique l’égale de sa concurrente protestante, inaugurera l’ouverture transfrontalière.

Premières réorientations

Si des études d’Ancien et de Nouveau Testament paraissent côte à côte au cours des premières années, les titres néo-testamentaires se raréfient rapidement. Sans doute lié à la disparition de B. Trémel, ce phénomène traduit par ailleurs une tension conceptuelle : l’adjectif orientalis (« oriental ») sied à l’Ancien Testament, dont l’environnement (Orbis) est avant tout celui des sociétés anciennes d’Égypte et du Proche-Orient, alors que le Nouveau Testament embrasse davantage la Méditerranée centrale et occidentale. Une collection sœur nommée Novum Testamentum et Orbis Antiquus voit le jour en 1986. Biblicus prend alors pour OBO une nouvelle signification : les spécialistes parlent de plus en plus de « Bible hébraïque », tenant compte de l’enracinement juif de ce corpus littéraire. Cela dit, OBO ne se limitera jamais à la seule tradition hébraïque, publiant nombre d’études consacrées à la version grecque de l’Ancien Testament (ou « Septante »). Ce domaine de spécialisation reste bien représenté dans les publications de la collection jusqu’à ce jour, notamment à travers un partenariat régulier avec l’Institut Dominique Barthélemy de l’Université de Fribourg.

Égypte et Proche-Orient anciens

Un autre tournant important est pris en 1983, lorsque la collection est associée à la SSPOA, dont O. Keel fut le président fondateur en 1981. Le nouveau parrainage permet de solliciter des subsides de l’ASSH – avantage bienvenu pour pallier des coûts d’impression alors en constante augmentation. De collection avant tout biblique, OBO se métamorphose alors en collection orientaliste pluri-disciplinaire. Albert de Pury, professeur d’Ancien Testament à Neuchâtel puis à Genève et deuxième président de la SSPOA, en assume la co-direction. La collaboration avec l’égyptologue Erik Hornung de l’Université de Bâle initie un âge d’or de publications égyptologiques : entre 1982 et 1997, ces dernières représentent près d’un tiers des titres publiés par OBO, parmi lesquels bon nombre de thèses mais aussi des études phares d’auteur·e·s de grande renommée internationale, tels que Jan Assmann, Helmut Brunner, Miriam Lichtheim, ou E. Hornung lui-même. On ne peut que regretter que cette tradition se soit un peu estompée au cours des vingt-cinq dernières années.

Quant aux colloques interdisciplinaires de la SSPOA (consacrés au mythe, aux hymnes, aux échanges et influences interculturelles, aux images comme vecteurs de communication ou à la représentation du genre dans les sociétés du Proche-Orient ancien), ils donnent à OBO une orientation résolument comparatiste. Celle-ci va de pair avec un intérêt caractérisée pour le débat et la multiplication de perspectives. De 1982 à aujourd’hui, la collection a accueilli plus de quarante volumes issus de colloques orientalistes interdisciplinaires. Autre marque d’originalité, suivant les travaux de O. Keel et de ses proches, l’intérêt pour l’icono­graphie, que ce soit pour éclairer l’interprétation de textes bibliques ou comme objet d’étude historique à part entière. Des titres comme Das Recht der Bilder, gesehen zu werden (1992), Images as media (2000) ou Images as sources (2007) sont emblématiques à cet égard.

Archéologie

Dès 1980, la collection OBO est augmentée d’une Series Archaeologica (OBO.SA, au format augmenté in-4°) qui sied davantage aux publications d’envergure que sont les rapports de fouilles (Tell Keisan, Tell el-Far‛a [nord] et Yavneh-Yam en Israël, Tall al-Ḥamidiya en Syrie) ou les études-catalogues spécialisées d’artefacts spécifiques (amulettes, bijoux, scarabées, cachets et sceaux-cylindres, terres-cuites, motifs peints sur poterie, etc.). Publications souvent assez techniques au tirage plus restreint, elles sont indispensables pour les spécialistes. S’il fallait identifier un vaisseau amiral parmi les plus de quarante volumes parus dans la série archéologique, c’est sans doute le Corpus der Stempelsiegel-Amulette aus Palästina/Israel, entreprise initiée dans les années 1980 par O. Keel et qui compte à elle seule six volumes publiés entre 1995 et 2015. Mentionnons aussi les actes de la Rencontre Assyriologique Internationale tenue à Berne et Genève en 2015 qui, publiés en 2018 (OBO.SA 40), soulignent la pleine reconnaissance de la collection dans une communauté scientifique pluridisciplinaire qui réunit philologues, archéologues et historien·ne·s de l’art du Proche-Orient ancien.

Bible hébraïque et Proche-Orient ancien

Ce dernier volume vient consacrer en quelque sorte la présence d’études consacrées aux civilisations mésopotamienne, à la Syrie du Nord et à l’Asie mineure, c’est-à-dire l’autre versant culturel dont la Bible s’est nourrie. C’est un autre champ disciplinaire hautement spécialisé qui tend à regarder les échanges interdisciplinaires avec une certaine circonspection. La preuve de la reconnaissance d’OBO viendra là encore du concours d’éminents spécialistes (parmi eux, Dominique Charpin, Dietz Otto Edzard, Natan Wasserman ou Joan Westenholz).

Que le vol. 300 récemment paru et célébré ici soit consacré à l’exégèse d’un classique de la littérature mésopotamienne ancienne, le poème Ludlul bēl nēmeqi (« Je veux louer le Seigneur de Sagesse »), est réjouissant à plus d’un titre : l’œuvre a sans doute inspiré des écrits sceptiques de la Bible hébraïque, tels que les livres de Job ou de l’Ecclésiaste. En même temps, ce volume prouve que l’ambition première de la collection – à savoir : aborder les écrits bibliques dans l’environnement historique, culturel et religieux de leurs origines – se conjugue aujourd’hui avec une détermination complémentaire : celle de contribuer à l’étude des sociétés, civilisations et religions, littératures et iconographies d’Égypte et du Proche-Orient in their own right. On n’oubliera pas pour autant que la Bible hébraïque reste pour beaucoup de nos contemporain·e·s le corpus littéraire au travers duquel ils ou elles rencontrent la littérature proche-orientale pour la toute première fois ; mais on prendra acte que la Bible hébraïque résulte, elle aussi et en premier lieu, de l’histoire culturelle du Proche-Orient ancien.

Cinq défis et enjeux

Quels auront été, en rétrospective, les bifurcations, les enjeux et les défis majeurs auxquels la collection OBO a été confrontée ?

1. Passage des générations

Un premier défi a sans doute été celui du passage des générations : l’auteur de ces lignes, président de la SSPOA de 1993 à 2003, a officiellement rejoint le comité éditorial en 1994 (dès le vol. 131). La paire Keel/Uehlinger s’est alors partagé la responsabilité éditoriale d’OBO et d’OBO.SA pendant quelques années (1994-2001, vol. 135-181). Cependant, il nous a paru important d’élargir le comité éditorial pour assurer à OBO un meilleur appui de toutes les disciplines intéressées : l’égyptologue Susanne Bickel est cooptée en 2001, le bibliste Thomas Römer en 2008 (c’est à lui que nous devons la collaboration régulière avec le Collège de France), l’assyriologue Daniel Schwemer en 2010 (sa place sera reprise par Catherine Mittermayer en 2019), enfin l’archéologue Mirko Novák (le sixième président de la SSPOA) en 2019. Professeur émérite depuis 2003, O. Keel se retire progressivement des tâches stratégiques et opérationnelles. Quant au centre de gestion, de coordination et de préparation des manuscrits de la collection, il se déplace dès 2003 de Fribourg à Zurich où il bénéficie avec le Religionswissenschaftliches Seminar d’un nouvel environnement institutionnel. Chaque membre du comité éditorial représente désormais une université différente, ce qui permet un ancrage solide dans le paysage universitaire suisse. Chacun·e étant par ailleurs relié·e à un réseau disciplinaire international différent, la nouvelle configuration assure à la collection un apport de compétences spécialisées ainsi qu’un rayonnement géographique et disciplinaire bien plus large qu’à son origine.

2. Rapport entre les disciplines

Le rapport entre les disciplines pose cependant lui aussi un certain défi : si l’inter- ou la transdisciplinarité paraissent à la mode et occupent une place importante dans le discours stratégique, on constate dès les années 2000 un certain repli sur soi dans bon nombre de disciplines, dont les nôtres. Ceci est dû à la spécialisation croissante dans chaque domaine, mais aussi parfois au souci de chaque « orchidée » de défendre son propre terrain ou le peu de place qu’on veut bien encore lui prêter dans les universités. On constate ici et là que pour des besoins en CV linéaire, de spécialisation ou de protectionnisme, de jeunes chercheuses et chercheurs sont poussés à publier dans des collections disciplinaires plutôt qu’interdisciplinaires. S’ajoute à ces facteurs une concurrence accrue dans le domaine de l’édition académique : en cinquante ans, de nouvelles collections ont vu le jour dont certaines avec un programme proche sinon identique à celui d’OBO (Ägypten und Altes Testament, Alter Orient und Altes Testament, Archaeology and Bible, ou encore Orientalische Religionen der Antike). Quant aux collections disciplinaires, certaines publient « à tout-va » pour résister à la concurrence, d’autres peut-être pour prétendre à une certaine hégémonie. Cela n’a jamais été la philosophie d’OBO.

3. Abandon de la maison d’édition

Un troisième, gros défi se présente en 2018 avec l’abandon plutôt brutal, sans préavis, de la maison d’édition Academic Press Fribourg (troisième mutation de l’éditeur historique d’OBO) par ses propriétaires. Les membres du comité éditorial faisant jouer leurs réseaux respectifs, chercher des alternatives fut une expérience intéressante et exigeante. On décide de négocier le tournant sans précipitation, en organisant un appel d’offres. Ayant contacté une dizaine de maisons d’édition en Suisse et en Europe, nous constatons avec satisfaction que de grands voire très grands noms de l’édition académique se montrent réellement intéressés. Notre choix se porte logiquement vers l’offre la plus engagée, qui vient des Editions Peeters établies à Leuven/Louvain. Reprenant l’en­semble des stocks, celles-ci assurent depuis 2019 la production et la distribution d’OBO (quatorze volumes OBO, trois volumes OBO.SA à ce jour), qui gagne à la fois en professionnalisme et en visibilité internationale.

4. Transition technologique

Autre défi, la transition technologique : OBO avait vu le jour à une époque où les livres étaient soit composés en toutes lettres, ce qui les rendaient impayables, soit imprimés en offset, ce qui exigeait que l’auteur·e ou ses assistant·e·s composent une par une les pages à partir de typoscripts écrits à la machine... Je me souviens avec une certaine nostalgie des accents massorétiques que j’apportais à la main, à l’encre de Chine, aux typoscripts du Père Barthélemy. Le passage à l’informatique est intervenu vers la fin des années 1980 et avec lui une charge toujours plus importante pour les auteur·e·s dans la préparation des manuscrits, la relecture et la mise en pages. La collection a évidemment développé ses feuilles de style et essaie, dans la mesure de ses moyens limités, de conseiller les auteur·e·s au mieux. La technologie ayant fait des bonds spectaculaires depuis, nous pouvons désormais imprimer en couleur sans surcoût. Cela change à son tour les attentes des auteur·e·s et des lecteurs et lectrices, qui ne se satisfont plus des dessins en noir et blanc d’antan.

5. Open access

Dernier défi à mentionner ici, l’édition digitale et la publication de travaux académiques en open access. OBO a bénéficié à ce sujet de conditions favorables grâce au soutien de l’ASSH et la mise en place, par l’Université de Zurich, de la plateforme ZORA (Zurich Open Repository and Archive, www.zora.uzh.ch). Dès 2016, l’ensemble des volumes OBO et OBO.SA ont pu être retronumérisés et déposés sur ZORA, opération confiée à des étudiant·e·s de l’Uni­versité de Zurich et financée en bonne partie par l’ASSH. Depuis le passage à Peeters, chaque nouveau volume est disponible en open access dès sa parution, puis archivé à la collection ZORA. Début septembre 2023, cette dernière a enregistré près de 520 000 downloads de volumes OBO ou OBO.SA (téléchargements auxquels s’ajoutent ceux à partir du site de Peeters), preuve s’il en fallait de l’intérêt que portent à la collection des lectrices et lecteurs dans le monde entier et avant tout la jeune génération de chercheuses et chercheurs. Nous sommes très reconnaissants à l’ASSH qu’après vingt-cinq ans de subsides à l’im­pression, son soutien s’est désormais réorienté vers une contribution aux frais d’open access.

Perspectives

De nouveaux défis ne manqueront pas à l’avenir : quel sera l’impact des Digital Humanities, et notamment de l’intelligence artificielle, sur les études historiques et philologiques, plus spécifiquement les études de la Bible, de l’Égypte ancienne et du Proche-Orient ancien ? Quelles en seront les répercussions sur le livre et l’édition académique en général ? Dans quelle mesure l’ouverture de ces études aux sciences naturelles affectera-t-elle le domaine des publications ? La collection OBO réussira-t-elle sa deuxième transition générationnelle aussi bien que la première, compte tenu du volume de travail de milice fourni en coulisses ? Témoin de l’évolution de nos disciplines depuis cinquante ans, saura-t-elle les accompagner et les nourrir d’études critiques et innovatrices comme par le passé ? On peut parier qu’un prochain bilan, dans dix ans, mettra l’accent sur des problématiques nouvelles, dont certaines que nous devinons à peine à ce jour.

L’auteur

Christoph Uehlinger est professeur en histoire des religions et sciences des religions comparées au Département de sciences des religions de l’Université de Zurich. Il fait partie depuis 1994 du comité éditorial de la série Orbis Biblicus et Orientalis et en assume depuis vingt ans la coordination. Il a en outre présidé la Société suisse pour l’étude du Proche-Orient ancien, société membre de l’ASSH, entre 1993 et 2003.