Preuve, s’il en faut, que nous autres, humains, recelons d’expertise et d’ingéniosité quand il s’agit d’utiliser nos inventions pour décupler nos compétences. Cette augmentation des facultés humaines par de nouvelles technologies, à l’instar de l’intelligence artificielle (IA) générative, soulève tout de même une question cruciale pour les métiers des langues et de la communication : comment marier savamment intelligence humaine et intelligence artificielle pour mieux traduire, expliquer, conseiller, et même parfois consoler ?
Dans cet article, nous esquisserons les contours d’une collaboration humain-machine fructueuse dans les professions des langues et de la communication.
C’est pour mieux t’inspirer, mon enfant …
La créativité n’est peut-être plus l’apanage des humains. Vous voulez un poème, une chanson, une histoire ? Les grands modèles de langage vous le livrent en un clic – et en mille et une versions différentes si vous le souhaitez. Différentes, certes, mais toutes basées sur les fameux « patterns », ces motifs (ou leitmotivs ?) récurrents qu’identifie l’IA dans les textes déjà existants, et sur la base desquels elle apprend, toujours et encore. Alors oui, tel un loup déguisé en grand-mère, l’IA dévore goulûment nos écrits et nos paroles.
Un seul clic pour obtenir n’importe quel texte en quantité, voilà un remède prometteur à l’angoisse de la page blanche. Consulter diverses propositions générées automatiquement pour commencer un texte, réfléchir à une formulation ou simplement trouver l’inspiration peut s’avérer très efficace – aussi efficace qu’un humain à vélo. On aurait tort de s’en priver.
La créativité, pourtant, c’est aussi et surtout amener quelque chose qui n’était pas là avant. Souvent, l’humain crée en associant des objets, des idées, des concepts qui n’avaient encore jamais été associés. Une sorte de tectonique des plaques imaginaire, qui fait naître des montagnes à partir de la rencontre de deux continents jusqu’ici distincts. Il est, bien sûr, possible de suggérer à l’IA de nous proposer des associations nouvelles et inédites, mais il reviendra toujours à l’intelligence humaine de déceler le nouveau là où il apparaît.
En effet, l’intelligence et la créativité humaines s’alimentent de vécu. On se rappellera le débat fervent autour de la traduction du poème composé et récité par Amanda Gorman, une jeune Afro-américaine, lors de l’investiture de Joe Biden1. Le choix d’une traductrice non Noire, ne partageant donc pas le vécu de la poétesse en tant que femme noire, suscita questionnements et controverses. Il semblerait saugrenu de mener le même débat à propos d’une traduction automatique – et c’est là toute la différence.
Le cœur a ses raisons que ChatGPT ignore
Les modèles de langage, tels que ChatGPT, ne se cantonnent pas à produire des textes quasi indiscernables de la prose humaine – ils peuvent aussi désormais simuler de l’empathie et des émotions. L’humain se prête souvent instinctivement au jeu et accorde volontiers des traits de caractère humains au chatbot. Pourtant, l’un des atouts majeurs de l’IA réside justement dans sa neutralité émotionnelle, en contrepoint des émotions propres à l’humain. Si j’ai besoin d’assistance pour mon hygiène quotidienne, je serais peut-être plus à l’aise avec un robot-assistant sans visage ou expression « humaines » – la machine en tant qu’outil « neutre » renforcerait alors mon sentiment d’autonomie. De la même manière, les personnes ayant dû fuir leur pays doivent souvent relater des épisodes traumatiques à leur arrivée en terre d’asile : les progrès technologiques permettent alors de choisir entre une traduction automatique dénuée d’empathie mais aussi de jugement, et un·e interprète humain·e, aux émotions plus perceptibles.
Un mariage réussi des deux intelligences passe donc par l’appréciation de leurs différences, menant à un choix réfléchi, personnalisé et contextualisé. C’est particulièrement saillant lorsqu’il s’agit de créer du matériel textuel : le traitement du langage par la machine et par l’humain sont fondamentalement différents. En effet, l’IA générative travaille essentiellement en calculant la proximité sémantique de mots, de phrases et de caractères. L’humain, en revanche, dispose d’une cognition incarnée : les neurones qui s’activent lorsque nous parlons, écrivons, lisons ou écoutons des paroles, sont multiples, et incluent la sensorimotricité. Par exemple, lire ou entendre le mot « dégoût » active aussi les neurones sensorimoteurs situés autour des narines et responsables du retroussement de nez typique d’une moue de dégoût2. Cette cognition incarnée, qui inclut l’expérience physique et sensorielle de chaque personne dans son traitement de la langue, exerce une influence fondamentale sur nos choix de mots et notre manière de nous exprimer. La machine, désincarnée, emprunte un autre chemin : elle convertit les mots en nombres et vecteurs pour effectuer de puissants calculs, tandis que l’humain convertit les mots en expériences sensorielles qu’il vit et revit à volonté. Ainsi, bien qu’on parle de réseaux neuronaux, l’image ici est uniquement cérébrale. Le langage humain, lui, aura toujours quelque chose de viscéral.
Une bonne collaboration entre IA et humain permet ainsi de trouver un équilibre bénéfique entre émotionnalité et raisonnement logique. À l’heure des populismes galopants, cet équilibre permettrait de mieux nuancer les réactions épidermiques et simplificatrices face à l’information quotidienne.
Parler sans penser, c’est tirer sans viser
Ces mots de Cervantès soulignent l’absolue nécessité d’avoir une intention pour écrire un texte. Or, la machine en est dénuée – elle réagit à un stimulus, un prompt, écrit par une personne avec une intention. Lorsque nous rédigeons (ou ordonnons à la machine de rédiger) un texte, nous avons un but, nous nous projetons dans un avenir désirable à nos yeux (un meilleur emploi, une relation amoureuse, un discours applaudi, une facture payée). L’intelligence artificielle, à défaut d’avoir un but, peut bien souvent nous aider à atteindre le nôtre.
La communication entre les êtres humains n’est jamais parfaite. Il existe toujours plusieurs manières de communiquer, et nous choisissons constamment des stratégies qui prioriseront certains aspects : ne pas vexer quelqu’un ou lui dire une vérité désagréable, par exemple. C’est à partir de ces stratégies que nous pouvons recourir à l’intelligence artificielle.
D’un autre côté, l’IA peut aussi nous aider en amont, par exemple en analysant de très grands volumes d’information, en les structurant, en les évaluant, ce qui nous permet de mettre au point une bonne stratégie de communication et même d’action. Mais nous devons savoir ce que nous voulons atteindre et le formuler clairement – c’est seulement alors que la machine peut intervenir à diverses étapes.
L’IA générative, même surpuissante, reste un système probabiliste. Elle fournira des résultats probables, mais pas forcément exacts dans le contexte requis. Souvent, dans un contexte donné, plusieurs résultats sont envisageables, et c’est précisément notre intention qui nous permettra de déterminer le résultat exact. Il s’agit, au final, d’une négociation entre notre intention et le contexte.
Allier l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle est un levier majeur pour optimiser la communication humaine dans toute sa complexité. En effet, si la machine peut proposer des formulations diverses et adéquates pour une demande en mariage, seul l’être humain, après avoir posé un genou à terre, saura comprendre un silence en guise de réponse. Pour construire l’avenir des métiers des langues et de la communication, il faut miser sur cette complémentarité. Choisir uniquement le pouvoir de l’intelligence artificielle, c’est renoncer au vouloir (et au devoir) humains ; choisir uniquement l’intelligence humaine, c’est renoncer à un (super) pouvoir.
Références
[1] www.letemps.ch/culture/livres/traduire-poetesse-amanda-gorman-enjeux-dune-polemique
[2] Niedenthal, P., Winkielman, P., Mondillon, L. & Vermeulen, N. (2009): Embodiment of Emotion Concepts. Journal of Personality and Social Psychology, 96(6):1120-36.
Les auteures


Alice Delorme Benites est professeure en Communication Humain-Machine à la Haute école des Sciences appliquées de Zurich (ZHAW), où elle dirige l’Institut de Communication Multilingue. Ses recherches portent sur l’impact de l’intelligence artificielle sur la communication écrite et orale.
Caroline Lehr est professeure en Traductologie à l’Institut de Communication Multilingue de la ZHAW. Ses recherches portent sur les développements de la communication multilingue et des métiers des langues à l’ère de l’intelligence artificielle. Elle s’intéresse notamment à l’élaboration de nouveaux formats innovants pour former et préparer au mieux les personnes à un usage optimal des nouvelles technologies.
Open Access
Cette publication est en accès libre, sous licence CreativeCommons CC BY-SA 4.0.
Disclaimer
Les articles du blog peuvent contenir des opinions exprimées par les auteur·e·s et ne représentent pas nécessairement la position de l'employeur respectif ou de l'ASSH.
Une transcréation – bien plus que de la traduction
Deux sortes d’intelligences, humaine et artificielle, et deux textes, l’un en allemand, l’autre en français, ont pour dénominateur commun les métiers des langues. Ces textes se lisent comme une partition à deux : l’allemand voit l’IA comme outil, le français éclaire leur différence et potentiel commun. Cet entrelacs linguistique, cette transcréation, apporte la preuve (s’il en faut) que la créativité humaine a de beaux jours devant elle. Le texte français, rédigé par Alice Delorme Benites et Caroline Lehr, est disponible ici. Le texte allemand, rédigé par Daniel Perrin, est reproduit dans L’intelligence : le facteur humain, numéro 1/2025 du Bulletin.