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Qui dirige la Suisse ? Une perspective de droit constitutionnel

Odile Ammann, Université de Lausanne
Recht und Politik

En Suisse, le souverain – le peuple et les cantons – est directement impliqué dans l’élaboration de la Constitution et des lois. Mais qui fait véritablement la loi ?

La Suisse, un pays gouverné par les lobbys ?

Fin avril 2022, la Commission du Congrès et du gouvernement américain pour la sécurité et la coopération en Europe a reproché à la Suisse d’abriter des actifs russes et de soutenir ainsi le régime de Vladimir Poutine, mettant en danger la politique de sécurité américaine. Quelques jours plus tard, le professeur émérite Mark Pieth, expert en matière de lutte contre la corruption, a déclaré dans une audience tenue par cette même Commission qu’au printemps 2021, le parlement fédéral avait refusé de soumettre certains acteurs du secteur bancaire à la législation suisse anti-blanchiment, cédant ainsi à la pression de lobbyistes du secteur.

Ces passes d’armes diplomatiques relancent la question de l’influence réelle des lobbys dans notre pays. Qui dirige la Suisse en réalité ? Est-ce son gouvernement, le Conseil fédéral, ou plutôt le parlement, que la Constitution suisse qualifie d’« autorité suprême de la Confédération » ? Ou s’agit-il d’un petit cercle de lobbys puissants et du « Filz », comme le journaliste Hans Tschäni dans les années 1980 le prétendait ? Ou plutôt d’une pluralité de groupes d’intérêts et d’individus cherchant à façonner l’opinion publique et à séduire les élu·e·s politiques, comme l’expliquent les journalistes Matthias Daum, Ralph Pöhner et Peer Teuwsen dans un ouvrage paru en 2014 ?

Droit constitutionnel et souveraineté populaire

La réponse de la Constitution fédérale à cette question du pouvoir est univoque : en Suisse, la souveraineté appartient au peuple et aux cantons, qui forment le pouvoir constituant. Ceux-ci ont adopté la Constitution fédérale et doivent concourir à toute modification subséquente du texte constitutionnel. Les constitutions cantonales désignent, quant à elles, le peuple comme souverain ultime. Pour ne citer qu’un exemple, la Constitution valaisanne de 1907 prévoit à son article 1er que « [l]a souveraineté réside dans le peuple. Elle est exercée directement par les électeurs et indirectement par les autorités constituées ».

Dans son œuvre maîtresse, Du contrat social ou Principes du droit politique, Rousseau développe sa conception de la souveraineté populaire en tant qu’expression de la volonté générale, volonté qui reflète l’intérêt commun et qui se manifeste à travers la loi.

L’un des principaux théoriciens de la souveraineté populaire est Jean-Jacques Rousseau, dont les liens avec la Suisse et l’influence sur la démocratie directe sont connus. Dans son œuvre maîtresse, Du contrat social ou Principes du droit politique, Rousseau développe sa conception de la souveraineté populaire en tant qu’expression de la volonté générale, volonté qui reflète l’intérêt commun et qui se manifeste à travers la loi. D’après Rousseau, cette volonté ne saurait être représentée. Elle doit pouvoir s’exprimer directement, sans subir de distorsions par des représentants – par des parlementaires, mais aussi par celles et ceux qu’aujourd’hui, nous appelons des lobbyistes.

La démocratie représentative, un danger pour la souveraineté populaire ?

Le peuple suisse peut prendre directement part à l’élaboration du droit grâce à différents instruments garantis par le droit constitutionnel. Au niveau fédéral, il peut, depuis la seconde moitié du 19e siècle, recourir aux instruments de démocratie directe que sont l’initiative et le référendum. Les citoyen·ne·s disposent également de droits politiques qui leur permettent de participer aux élections et aux votations. Grâce au droit de pétition, toute personne peut transmettre ses souhaits aux autorités. Enfin, les libertés d’opinion et d’information, de réunion et d’association donnent à chacun·e la possibilité de défendre ses intérêts sur le plan politique. Ces différents instruments constitutionnels contribuent donc tous à la réalisation du principe de la souveraineté populaire. Mais qu’en est-il de la démocratie représentative, dont on sous-estime parfois l’importance pratique en Suisse ? La représentation du peuple par le parlement permet-elle une expression fidèle de la volonté populaire à travers les lois ?

Aux États-Unis, Lawrence Lessig répond à cette question par la négative. Pour ce professeur de droit constitutionnel, le système de financement des campagnes politiques menace l’intégrité institutionnelle du Congrès, c’est-à-dire le mandat que la Constitution des États-Unis donne au pouvoir législatif fédéral. Ce mandat exige que le législateur ne soit redevable qu’au peuple, et non pas à quelques puissants donateurs. C’est cette idée qu’exprimaient déjà, au 18e siècle, les Federalist Papers, une série d’essais ayant pour but de convaincre l’électorat de ratifier la future Constitution américaine. Ces écrits soulignaient que le pouvoir législatif devait être « uniquement dépendant du peuple ».

A première vue, la démocratie directe est un puissant levier permettant d’assurer cette saine « dépendance » des représentant·e·s vis-à-vis du peuple. Or aujourd’hui, tant le parti démocrate que le parti républicain recommandent aux membres du Congrès fraîchement élus de passer au moins trente heures par semaine à lever des fonds. L’augmentation exponentielle du coût des campagnes contraint les représentant·e·s à consacrer une grande partie de leur temps non pas au travail législatif et aux interactions avec leurs constituant·e·s, mais à convaincre de potentiels donateurs.

Qu’en est-il en Suisse ? A première vue, la démocratie directe est un puissant levier permettant d’assurer cette saine « dépendance » des représentant·e·s vis-à-vis du peuple. Une loi fédérale peut être mise en échec par un référendum, ce qui incite le législateur à élaborer des lois qui reflètent les intérêts du peuple. Par ailleurs, le peuple et les cantons, on l’a mentionné, ont le pouvoir de modifier la Constitution et donc de réagir si leurs représentant·e·s rechignent à adopter certaines lois. D’où les fréquentes négociations entre comités d’initiatives et parlementaires, tractations qui peuvent conduire au retrait d’une initiative, si la mesure proposée par le parlement semble assez ambitieuse aux initiant·e·s.

Toutefois, ce discours « exceptionnaliste », qui met en évidence les caractéristiques distinctives et prétendument supérieures du système politique suisse, est trompeur. Il néglige en effet les interférences qui peuvent se créer entre le peuple et ses représentant·e·s, en raison des caractéristiques de l’ordre juridique et politique suisse.

Interférences et dépendances

Au moins trois types d’interférences potentielles peuvent être relevés. D’une part, le système de milice suisse – c’est-à-dire l’absence d’un parlement fédéral professionnel – induit des effets. Si des études en sciences politiques démontrent depuis longtemps que les parlementaires consacrent beaucoup de temps à la politique, ces derniers tentent généralement de compléter leur revenu relativement modeste d’élu·e par des activités annexes. Ces relations avec les entreprises, syndicats, organisations non-gouvernementales et autres associations de la société civile doivent certes être déclarées (et depuis 2019, leur nature rémunérée ou non, signalée). Toutefois, les citoyen·ne·s restent dans le flou quant à l’intensité de ces liens d’intérêts, puisque les montants des rémunérations restent secrets.

Deuxièmement, et autre conséquence du système de milice, en raison des ressources modestes mises à leur disposition en termes de personnel et d’expertise, les parlementaires dépendent de soutiens et d’informations externes. Ceux-ci proviennent généralement non pas de citoyen·ne·s ordinaires, mais de groupes d’intérêt qui, naturellement, défendent certains points de vue. Or ces intérêts sont potentiellement incompatibles avec l’intérêt général. De plus, la nature des liens que les parlementaires entretiennent avec ces groupes reste largement opaque. Ainsi, le fait consistant à déposer des interventions parlementaires prérédigées par des lobbys est une pratique courante au sein du parlement fédéral, mais celle-ci, faute d’obligation légale, n’est pas recensée.

Enfin, les liens étroits entre lobbyistes et parlementaires sont renforcés par l’absence, à ce jour, d’un accès égalitaire au parlement. Un système de badges permanents garantit un accès exclusif au parlement fédéral. Chaque parlementaire dispose de deux badges qu’il ou elle peut confier aux personnes de son choix. Cet accès restreint à la Coupole fait des badges une ressource politique convoitée. Ainsi les groupes d’intérêt adoptent des stratégies pour convaincre les parlementaires de leur ouvrir les portes du parlement. L’identité des détenteurs de ces badges est consultable publiquement pour chacune des deux chambres (voir le registre du Conseil national et celui du Conseil des États). Cependant les dénominations utilisées restent relativement fragmentaires et ne dévoilent guère la nature du lien entre les parlementaires et leurs invité·e·s.

Une démocratie pas si directe que cela ?

Pour conclure, les instruments de la démocratie directe risquent de donner au peuple suisse l’illusion d’un sentiment de souveraineté. D’une part, les différents droits et mécanismes institutionnels contraignants permettent bien d’imposer une certaine pression aux représentant·e·s et d’encourager la participation des citoyen·ne·s à un stade précoce du processus législatif. Mais force est de constater que la Suisse n’est pas épargnée par le désengagement politique et l’abstentionnisme, et qu’en pratique, seul un cercle restreint de personnes participe aux procédures de consultation. D’autre part, dans le système actuel, il est facile de minimiser les dépendances pouvant se nouer au sein des institutions de la démocratie représentative. Or ces dépendances opèrent au détriment du peuple souverain, dont la volonté générale risque d’être court-circuitée.

Afin d’éviter de telles dépendances, il convient d’abord d’admettre leur existence, puis d’identifier leurs fondements et limites constitutionnels. En d’autres termes, il y a lieu de considérer le lobbying non pas comme une pratique taboue, mais plutôt comme une forme de participation démocratique – à condition toutefois que cette pratique ne crée pas une distorsion du lien entre le peuple et ses représentant·e·s politiques.

Bibliographie

1 Odile Ammann, ‘Transparente Politikfinanzierung in der direkten Demokratie: Überflüssig oder überfällig? Zur Tragweite von Art. 34 Abs. 2 BV in der Transparenzdebatte’ in Nadja Braun Binder et al. (édit.), Jahrbuch für direkte Demokratie 2020 (Nomos 2021). https://doi.org/10.5771/9783748928782-88

2 Matthias Daum, Ralph Pöhner et Peer Teuwsen, Wer regiert die Schweiz? Ein Blick hinter die Kulissen der Macht (Hier und Jetzt 2014). https://searchworks.stanford.edu/view/10648844

3 Lawrence Lessig, Republic, Lost: The Corruption of Equality and the Steps to End It (2e édition, Twelve 2015).

4 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique (Librio 2011 [1762]). https://www.rousseauonline.ch/pdf/rousseauonline-0004.pdf

5 Hans Tschäni, Wer regiert die Schweiz? Eine kritische Untersuchung über den Einfluss von Lobby und Verbänden in der schweizerischen Demokratie (Orell Füssli 1983).

L’auteure

Odile Ammann est professeure associée à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration de l’Université de Lausanne, et chercheuse invitée à la Faculté de droit de l’Université d’Harvard (2022-2023). Elle prépare actuellement une monographie sur les fondements constitutionnels du lobbying parlementaire en Europe et aux États-Unis.

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