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La nécessaire reconnaissance des langues des signes en Suisse

Emmanuel Gaillard, Université de Lausanne
Gesellschaft – Kultur – Sprache Recht und Politik

Une reconnaissance juridique des langue des signes se profile actuellement en Suisse. Une nécessité linguistique, historique et culturelle et un progrès pour toute la société.

Mercredi 1er juin 2022, le Conseil national a accepté à une large majorité une motion demandant l’élaboration d’une loi reconnaissant les langues des signes en Suisse. Au-delà des perspectives qu’une telle loi ouvrirait en matière de lutte contre les discriminations, c’est surtout la reconnaissance de ses locutrices et locuteurs, de leur culture et de leur histoire dont il est question.

Une langue naturelle ordinaire pourtant longtemps réprimée

William Stokoe, linguiste de l’Université de Gallaudet (Washington), est le premier, en 1960, à mettre en évidence l’existence de la double articulation dans les langues des signes et partant à attester de leur statut de langues à part entière. Ses recherches constituent l’amorce d’un changement de perspective et les prémices d’un mouvement social sans précédent dans l’histoire de la communauté des personnes sourdes signantes : le « Réveil sourd ». Porté par une quête de revalorisation des langues des signes, de ses locutrices et locuteurs et de leur culture, ce courant de pensée oppose dès les années 1970 en France et en Suisse romande, et plus tardivement en Suisse allemande, une résistance politique aux méthodes oralistes en vigueur depuis près d’un siècle dans les écoles pour enfants sourd·e·s et milite en faveur d’une éducation bilingue et de l’usage pédagogique de la langue des signes.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle en effet, et en particulier depuis le congrès de Milan de 1880, la langue des signes subit un bannissement des écoles pour enfants sourd·e·s. Les méthodes visent l’apprentissage exclusif de la parole. L’usage de la langue des signes, pourtant privilégié auparavant, est perçu comme une menace à l’oralisation et fait l’objet d’un mépris et d’une répression parfois inhumaine.

Or, malgré cette proscription, les institutions oralistes ont paradoxalement contribué au maintien et à la transmission des langues signées d’une génération à l’autre1. En regroupant les enfants sourd·e·s, ces dernières ont en effet permis la pratique des langues des signes en dehors de la classe, seules langues offrant aux enfants sourd·e·s un accès sans barrière à la communication. Cette transmission, survenue en catimini dans un contexte répressif, atteste d’ailleurs du caractère naturel des langues signées, puisque, à l’instar du français, du suisse allemand ou de l’italien, et contrairement à des langues construites telles que l’esperanto, elles ont émergé sans prescription consciente ou explicite. Reconnaître juridiquement les langues des signes, c’est donc aussi faire émerger une part oubliée de notre histoire nationale, celle de ses locutrices et locuteurs habitant notre pays.

Une minorité culturelle et linguistique

L’entendant que je suis ne pourra jamais saisir pleinement l’importance que revêtent les langues des signes dans la définition identitaire des personnes sourdes signantes. Il est d’ailleurs quelque peu paradoxal de s’exprimer en leur nom et à leur place sur la reconnaissance des langues qu’elles considèrent comme les seules à même de porter leurs revendications, de faire entendre leur voix et de contribuer aux débats politiques et sociaux.

Ni plus ni moins que le français, les langues des signes remplissent d’ailleurs les six fonctions du langage de Jakobson et permettent d’informer, d’agir, de communiquer, d’apprendre.

La valorisation des langues des signes et de la culture sourde revendiquée par le Réveil sourd s’oppose à la lecture déficitaire de la surdité2 et à sa définition purement médicale, mesurée à l’aune de l’écart qui sépare les personnes sourdes des personnes dites « normo-entendantes ». Les langue des signes, présentées comme une plus-value et un liant identitaire3, unissent les personnes sourdes entre elles, indépendamment du degré de surdité. Être sourd·e, ce n’est pas un handicap, c’est avant tout appartenir à une minorité culturelle et linguistique. Ni plus ni moins que le français, les langues des signes remplissent d’ailleurs les six fonctions du langage de Jakobson et permettent d’informer, d’agir, de communiquer, d’apprendre.

La conseillère nationale UDC Verena Herzog a donc tort d’affirmer qu’une reconnaissance des langues des signes entraînerait une inégalité de traitement vis-à-vis des personnes concernées par d’autres formes « d’invalidité ». Celles-ci peuvent en effet déjà entendre et se faire entendre dans l’une des quatre langues nationales suisses. Reconnaître la langue des signes, c’est en revanche reconnaître l’existence des personnes sourdes signantes en tant que membres d’une minorité culturelle et linguistique, et leur permettre de participer pleinement à la société.

Une valorisation inconditionnelle

Depuis l’avènement de l’implant cochléaire à la fin des années 1990, les méthodes oralistes sont à nouveau privilégiées pour les enfants sourd·e·s. Aujourd’hui, l’intégration en classe ordinaire sans langue des signes est ainsi quasi systématisée. Or, si l’on sait que l’implant cochléaire présente des limites et qu’il ne remplace pas une oreille pleinement fonctionnelle, on en sait peu du vécu et du point de vue des enfants et jeunes implanté·e·s oralistes, qui ne signent pas ou peu. Qu’en est-il de leur rapport au monde, de leurs relations avec leur entourage, de leurs questionnements identitaires ? Certain·e·s cherchent à se tourner vers la communauté signante, d’autres non.

Assurément, reconnaître les langues des signes, c’est aussi leur offrir les conditions favorisant au mieux leur autonomie et leur épanouissement. A savoir une société qui ne hiérarchise pas les personnes sourdes selon leur mode de communication, qui ne pose pas l’aptitude à parler comme critère de valorisation et qui ne pondère pas la valorisation qu’elle leur accorde en fonction de leur capacité à s’adapter à une normo-entendance. En somme, une société qui valorise toute personne sourde, indépendamment de son ou de ses modes de communication.

Bibliographie

1De Saint Loup, A. (2018). Tribulations des langues des signes du XIXe siècle à nos jours. TIPA. Travaux interdisciplinaires sur la parole et le langage, 34. https://doi.org/10.4000/tipa.1976

2Virole, B. (2006). Surdité et culture. In B. Virole (Dir.), Psychologie de la surdité: Vol. 3e éd. (pp. 224‑238). De Boeck Supérieur; Cairn.info. https://doi.org/10.3917/dbu.virol.2006.01.0224

3 Gaucher, C. (2012). Les Sourds ne gesticulent pas, ils « signent » : Réflexion sur le rapport entre corps sourds et langues des signes. Anthropologie et Sociétés, 36(3), 153‑170. https://doi.org/10.7202/1014170ar

L’auteur

Emmanuel Gaillard est responsable de projets Education pour la Suisse romande au sein de la Fédération Suisse des Sourds. Il termine actuellement un Master en sciences du langage et de la communication à l’Université de Lausanne, durant lequel il s’est intéressé aux représentations parentales de la langue des signes.

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