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Mourir à soi dans le métavers ?

Marc Atallah, Uni Lausanne et Maison d’Ailleurs
Gesellschaft – Kultur – Sprache

Cet univers virtuel persistant dans lequel nous pourrions vivre une autre vie est-il l'outil absolu pour aliéner la volonté humaine et le choix individuel?

Il y a certes des nouvelles plus alarmantes que d’autres : la crise de la COVID-19 ou la guerre entre la Russie et l’Ukraine, par exemple. Or, et malgré la tristesse véhiculée par ces nouvelles, elles n’en demeurent pas moins des actualités, c’est-à-dire des événements qui, bien que révoltants, ne dureront pas – la COVID-19 recule un peu partout sur la planète, la guerre russo-ukrainienne continuera de toute façon trop longtemps, mais jamais éternellement.

Englué dans un flot continu d’informations-chocs et d’images mortifères, notre horizon mental se restreint au présent et peine à questionner d’autres annonces, moins extrêmes, mais peut-être plus profondes, en cela qu’elles risquent bien de modifier durablement notre être-au-monde et notre rapport à nous-mêmes. Je pense ici notamment aux déclarations de Mark Zuckerberg, faites le 28 octobre 2021, concernant l’apparition imminente de ce nouveau monde utopique, le métavers : un univers virtuel persistant dans lequel nous pourrions vivre une autre vie, y rencontrer nos amis, décorer nos appartements, découvrir des lieux culturels et… être assaillis par des publicités ciblées !

Cette nouvelle technologie, eldorado des financeurs (Zuckerberg parle d’un investissement de 10 milliards de dollars sur plusieurs années), paraît sortir tout droit d’un roman de science-fiction ; sauf qu’en général les romans – en particulier Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson (1992) – cherchent davantage à critiquer les déviances aliénantes de ce progrès qu’à en louer les vertus épanouissantes.

Une régression puérile de l’être humain…

Fermez les yeux et imaginez : vous rentrez du travail, mangez rapidement un plat dont le goût vous importe peu et mettez un casque de réalité virtuelle sur la tête qui, outre son habileté à vous couper du monde, sera votre porte d’accès vers un univers lumineux construit à votre image, où l’espace sera aboli, où l’ubiquité sera reine, où vos choix seront des ordres, où vos amis ne se réduiront plus à des lettres numériques sur une application de discussion mais à des avatars ressemblant comme deux gouttes d’eau à vos véritables connaissances et avec qui vous jouerez aux cartes, boirez des bières de pixels ou partagerez vos douleurs et vos joies… Le paradis ?
Pour les technoprophètes de la Silicon Valley, oui ; pour les publicistes, oui. Mais pour moi, simple citoyen, un monde – qu’il soit virtuel ou non – où tous nos désirs peuvent se réaliser et où la notion de limite n’est plus qu’un lointain souvenir, cela ressemble davantage à une prison : celle du narcissisme.

 Repu de cette pleine félicité et de notre toute-puissance, nous n’avions pas besoin d’être libres, puisqu’aucun choix n’avait de raison d’être [...] 

En effet, et à bien y réfléchir, qu’est-ce que le métavers au niveau symbolique ? La régression à l’enfance, à ce moment de nos vies où nous ne faisions qu’un avec le réel – nous étions ici et là, nous étions notre mère – et où tous les objets pouvaient être ingérés puisqu’ils faisaient partie de nous. Repu de cette pleine félicité et de notre toute-puissance, nous n’avions pas besoin d’être libres, puisqu’aucun choix n’avait de raison d’être – jusqu’à ce que nos parents, infâmes individus pervers, commencent à nous dire non, à poser des limites, à nous sevrer, à nous obliger à être nous-mêmes – et non tout le reste. Quelle horreur !

Les récits de science-fiction comme laboratoires de nos sociétés

Le fantasme du métavers se comprend aisément ; sa concrétisation laisse par contre songeur. Les récits de science-fiction, qui plongent leurs personnages dans des métavers, nous montrent par le biais de la distance fictionnelle, à quel point cette innovation technologique est un danger : un nœud fantasmatique dans lequel nos singularités démocratiques risquent de s’uniformiser et de s’aseptiser. Le résultat de ces dystopies serait un refus de la responsabilité de la liberté, au point d’y préférer l’aliénation d’une prison virtuelle, par peur de suffoquer du plein air.

 Le métavers des fictions est formé par l’agrégation de nombreux ingrédients que nous connaissons bien : l’individualisme, la fuite du corps dans le virtuel, la fascination libidinale pour les machines, la nécessité de consommer tout, et tout de suite. 

Ce n’est pas tout. Ces récits rappellent aussi que nos technologies sont les cristallisations matérielles des idéologies qui nous gouvernent, en particulier l’utopie consumériste, celle qui nous fait croire que l’acquisition – soit la capacité à « ingérer », symboliquement, ce qui est hors de nous et que nous cherchons à faire entrer en nous – est signe de bonheur, de plénitude.

Raconter les déboires d’un individu du futur auquel nous ne souhaitons pas ressembler est une stratégie salutaire, puisqu’elle nous permet de repérer, puis critiquer ce qui, dans notre quotidien, est à l’origine des technologies de demain. Le métavers des fictions n’est pas celui de Zuckerberg, il est en revanche un motif que nous saisissons à l’aune de notre présent, puisqu’il est formé, de manière conjecturale, par l’agrégation de nombreux ingrédients que nous connaissons bien : l’individualisme, la fuite du corps dans le virtuel, la fascination libidinale pour les machines, la nécessité de consommer tout, et tout de suite.

Pour le dire autrement, la science-fiction est une technique narrative qui, par le biais d’une rhétorique de la distanciation, vise à problématiser notre réalité quotidienne, toujours trop opaque car toujours trop immanente.

Mourir à soi ?

Le métavers est présenté comme paradisiaque, alors que, nous l’avons rapidement esquissé, c’est le paradis de l’enfance qu’il cherche à concrétiser. Pourtant, Mark Zuckerberg n’est pas un doux rêveur et l’importance de « Meta » sur la place économique mondiale ne procède pas de la naïveté d’un éternel adolescent : son patron est un homme d’affaires qui a bien compris que la plus-value de demain, ce sont les data ; et que nous n’avons aucun problème à les offrir à condition d’obtenir, en échange, l’impression de réaliser nos désirs. Le métavers n’est donc rien d’autre que le pas de plus, car lorsque nous serons pris dans nos casques de réalité virtuelle, nos amis, conjoints ou enfants ne pourront plus nous déranger ; notre attention sera intégralement captée par la simulation dans laquelle nous serons plongés.

Je ne parle évidemment pas ici de la simulation numérique – ça, c’est la partie visible de l’iceberg –, mais d’une autre simulation : celle qui nous donnera l’illusion de vivre la seule vie qui mérite d’être vécue ; celle qui, comme dans le film Clones de Jonathan Mostow (2009), nous enfermera dans des caissons technologiques – des métaphores du cercueil, donc – pour déléguer à notre avatar le soin de réaliser nos désirs ; une simulation qui nous permettra, comme le dit Alain Damasio dans sa nouvelle « C@ptch@ » (2012) de : « Conjurer le mouvement par la trace ; l’événement par sa prédiction ; l’écart par les normes. Vouloir saisir et capter, compulsivement, les gestes, les pensées et les actes. Collecter et cumuler ce qu’on prélève. Vouloir surveiller, observer, entendre – partout, tout être, toute chose et tout le temps – être dieu. Aimer tisser, aimer corréler et relier, tout couvrir et tout interconnecter, ne pas laisser de trou ni d’espace, n’être plus jamais seul. […] Tenir le monde et en dresser la carte ; l’immobiliser dans la capture et dans la trace pour enfin le maîtriser. Faire que tout bouge sans que rien arrive. »

Le métavers ? Le fantasme intolérable d’une enfance retrouvée. Sauf que cette fois-ci, ce ne seront plus nos parents qui nous observeront avec bienveillance, mais des algorithmes programmés pour récolter nos données et nous offrir des publicités ciblées, afin que nous continuions à consommer nos désirs jusqu’au dernier, jusqu’à cette mort de l’organique – du vivant – au profit du pixel.

À propos de l'auteur

Marc Atallah est maître d’enseignement et de recherche à la section de français de l’Université de Lausanne et Directeur de la Maison d’Ailleurs

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Cette publication est en accès libre, sous licence CreativeCommons CC BY-NC-ND 4.0.

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