Par Andrea Mathez
« Tu sais, il y a deux types de femmes », me confie en souriant Safae, militante marocaine pour l’agroécologie participant à la semaine de recherche que j’ai organisée en Suisse en octobre 2024. « Celles devant qui il ne faut pas fumer, et celles – comme moi, avec mes cheveux courts – devant lesquelles ce n’est pas un problème. Toi, tu étais un peu entre les deux pour les agriculteurs marocains. Mais maintenant, ils savent qu’ils peuvent aussi fumer devant toi, et ça change beaucoup de choses. »
Je n’avais jamais pensé qu’une cigarette puisse devenir un outil de recherche. Mais cet échange résume bien ce que j’ai appris au cours de cette semaine de rencontre entre chercheur·euses, agriculteur·ices et activistes marocains et suisses autour de l’agroécologie paysanne : c’est dans les moments du quotidien que les frontières postcoloniales se révèlent plus poreuses et que le script habituel est déstabilisé. Un éclat de rire, une pause cigarette, une frustration partagée devant un ordinateur capricieux… autant de gestes banals qui déplacent les rôles. Moi, la jeune chercheuse suisse venue les « étudier » ; elles et eux, les agriculteur·ices marocain·es, sujets de ma recherche. Fumer, c’était déjà réécrire le scénario.
Colonialisme caché dans la recherche académique
C’est ce que je cherchais en faisant venir les agriculteur·rices marocain·es en Suisse : une manière de faire de la recherche qui déstabilise les cadres hérités du colonialisme, où des chercheur·euses européen·nes viennent « collecter » des récits dans les pays dits du « Sud », les traduisent, les interprètent et en tirent articles et carrières, souvent sans véritable reconnaissance mutuelle. Nous sommes tou·tes pris·es dans des histoires coloniales et des rapports de pouvoir qui nous précèdent et nous habitent, des héritages que nous n’avons pas choisis, mais que nous portons malgré nous. Le défi, à la fois politique et éthique, était pour moi de trouver une façon d’enquêter qui ne reproduise pas ces inégalités. J’espérais que penser et agir ensemble autour de l’agroécologie paysanne, de part et d’autre de ces frontières héritées, entre « Nord » et « Sud », « Orient » et « Occident », était un bon moyen d’essayer.
Tout a commencé en 2022, dans un café de Salé, ville voisine de la capitale Rabat au Maroc, quand Mustapha, agriculteur et acteur associatif, me lance : « Moi, j’ai déjà pu voyager, découvrir le monde. Mais pour les autres, les vrais paysans, ce serait important. » Rencontré lors de mes recherches doctorales sur les agricultures alternatives au Maroc et en Suisse, ce cofondateur d’une coopérative de produits agroécologiques m’aide alors à entrer en contact avec des « vrais paysans », comme il le dit fièrement. Son témoignage trouve en moi un terrain fertile, car je suis alors frustrée à l’idée que celles et ceux qui me partagent leurs expériences ne bénéficient pas directement de mon travail.
Ma recherche consiste à explorer les conditions d’existence des agricultures alternatives au Maroc et en Suisse, deux contextes très différents présentant néanmoins des logiques étonnamment proches. En Suisse, l’agriculture est souvent présentée comme un modèle industriel « écologisé ». Mais les politiques actuelles qui améliorent la performance environnementale du modèle industriel, relèguent au passage les alternatives proposant une véritable transition agroécologique. Depuis plusieurs décennies, les fermes grandissent, et les actifs agricoles diminuent. Une politique de standardisation, de mécanisation et de spécialisation, rendant le système agroalimentaire toujours plus dépendant aux énergies fossiles.
Au Maroc, les réformes agricoles suivent une trajectoire similaire. Le Plan Maroc Vert, puis la Stratégie Génération Verte, s’inscrivent dans la « Nouvelle Révolution Verte » en Afrique, qui promet de nourrir le monde tout en sauvant la planète grâce aux nouvelles technologies. Mais derrière cet habillage « vert », il s’agit de tourner l’agriculture vers l’exportation et d’attirer de grands investisseurs en misant sur le faible coût de la main-d’œuvre et des ressources naturelles. De quoi marginaliser les agricultures paysannes diversifiées et accroître la dépendance aux grands acteurs de l’agro-industrie.
Dans les deux pays, les fermes agroécologiques échappant au paradigme dominant sont tolérées plus qu’encouragées. Curieuse de comprendre les conditions d’existence de ces fermes situées aux antipodes, j’ai à cœur d’éviter au maximum de ne pas reproduire les écueils que m’évoquent de nombreux collègues marocain·es. Leurs contributions sont souvent rendues invisibles dans les publications scientifiques des chercheur·euses étrangers, déplorent-ils. Une collègue doctorante de l’Université de Lausanne, Su Su Myat, souligne également un double standard institutionnel : en Suisse, les chercheur·euses du « Nord » reçoivent souvent un soutien (assistant·e de terrain, traducteur·rice) pour travailler dans le « Sud », tandis que les chercheur·euses du « Sud » doivent s’adapter linguistiquement et culturellement lorsqu’ils travaillent dans le « Nord ». Une sorte de colonialisme caché dans la recherche académique[1].
Les mots de Mustapha me donnent alors l’idée d’organiser en Suisse une rencontre réunissant agriculteur·ices, activistes et chercheur·euses des deux pays pour co-créer du savoir autour de l’agroécologie paysanne. Inviter les acteur·ices marocains en Suisse, plutôt que l’inverse, est pour moi une manière de « retourner le regard » dans un contexte où de nombreux chercheur·euses continuent d’évaluer les pratiques agricoles du « Sud » à travers des cadres conceptuels forgés au « Nord ». Une façon, aussi, de contester l’idée persistante selon laquelle le développement agricole et les enjeux socio-écologiques qui l’accompagnent seraient surtout pertinents au Maroc, mais pas en Suisse.
Donner corps aux théories
Décider qui inviter en Suisse n’était pas un geste anodin. A un niveau politique, je voulais éviter d’inviter qu’un certain profil souvent retrouvé dans les échanges internationaux : ils et elles parlent plusieurs langues, savent naviguer dans ces espaces, mais n’ont pas toujours l’engagement pour l’agroécologie le plus fort sur leur territoire. Sur un plan personnel, je voulais des personnes avec un engagement sincère, des parcours différents… mais aussi des gens avec qui j’aurais un bon feeling.
Une fois les participant·es identifié·es, une autre épreuve a commencé : six mois de démarches pour obtenir des visas. Comment « prouver » à l’ambassade suisse que ces agriculteur·ices retourneraient bien au Maroc? Les papiers requis étaient presque impossibles à fournir : titres de propriété, relevés bancaires, garanties solides : des papiers qui ne traduisent guère la vie et les relations économiques « informelles » des participant·es. Après un premier refus, je constitue un dossier d’une cinquantaine de pages : lettres d’appui d’institutions universitaires suisses, article scientifique citant certains participant·es par leur nom, et même une note détaillée expliquant les mesures prévues pour éviter qu’ils ne restent en Suisse. Les visas sont finalement accordés, à peine un mois avant la rencontre.
Me voilà face à une expérience concrète d’inégalités intrinsèques aux collaborations « Nord–Sud ». Sans le cadre offert par ce projet, plusieurs participant·es n’auraient sans doute jamais pu venir en Suisse. Les prises de consciences seront nombreuses au cours de cette semaine faite de tâtonnements et d’ajustements permanents pour tenter de donner corps à des concepts jusqu’ici plutôt théoriques pour moi, tels que « décoloniser la science » ou « produire un savoir situé ».
Le 1er octobre 2024, un groupe de huit agriculteur·ices, chercheur·euses et activistes marocains, dont Safae et Mustapha, débarquent à Dizy, dans le canton de Vaud où ils et elles sont logé·es par Silvana et François Devenoge, un couple d’agriculteurs. Les autres agriculteur·ices et chercheur·euses suisses nous accueillent ou se joignent à nous pour certaines activités. C’est le début d’une semaine d’échanges, de découvertes, mais aussi de frustrations. Avec une collègue, nous proposons un petit exercice quotidien pour l’équipe marocaine : noter ses impressions sous forme de dessin, d’écriture ou de message vocal. L’idée n’est pas d’accumuler des données, mais de mieux comprendre comment ils et elles vivent cette expérience pour adapter le programme au fur et à mesure. Le premier soir, je ne reçois aucun message. Certains assurent qu’ils le feront plus tard, d’autres qu’ils n’ont « rien à dire ». Je leur raconte alors ma première visite d’une ferme au Maroc. J’arrive devant une maison ordinaire et, habituée aux grands bâtiments agricoles suisses, je ne comprends pas que je suis arrivée ! L’histoire amuse, mais surtout, en me montrant vulnérable, j’espère ouvrir un espace où chacun·e se sente libre de partager ses impressions. Le lendemain matin, je me réveille avec plusieurs messages sur mon téléphone. Tout le monde a joué le jeu.
Lier les expériences vécues avec les circuits alimentaires mondialisés
Les échanges les plus vifs ont lieu dans ces moments où nous sommes ensemble, côte à côte, nous laissant toucher par ce qui nous entoure. Désherber ensemble, par exemple, déclenche des discussions animées : comment protéger les sols, quelles techniques utiliser contre les parasites, comment chacun·e ressent le dérèglement climatique. En Suisse, un été trop pluvieux avait perturbé les semis ; au Maroc, c’était la sécheresse qui les préoccupait. Ces vulnérabilités partagées, même inégales, nous ont rapprochés. J’étais d’ailleurs partagée entre les attentes des uns et les formes de politesse des autres : les hôtes suisses commençaient volontiers par de longues introductions orales, alors que certains participants marocains préféraient marcher, toucher, voir et goûter avant d’écouter.
Il suffit parfois d’un détail d’apparence anodin pour qu’une discussion prenne vie. Évoquant les normes réglementaires et l’impact des grandes exploitations d’avocats sur les ressources en eau locales, les participant·es mentionnent une ferme marocaine dirigée par un investisseur israélien qui a foré 80 puits et exporte ses fruits vers le Moyen-Orient et l’Europe. Le lendemain, nous découvrons des avocats du Maroc et d’Israël dans les supermarchés. Même les participant·es les plus discrets se joignent alors au débat portant pêle-mêle sur l’eau, les tendances alimentaires, et jusqu’aux régimes végétariens et véganes en Suisse. Ces avocats nous ont offert une manière très concrète de discuter de l’imbrication entre les expériences vécues des participant·es et les circuits alimentaires mondialisés. Leur désir d’y accéder le partageait avec la frustration de voir leurs pratiques agroécologiques si dérisoires face à un « superaliment » dont la production reproduit les injustices environnementales.
Solidarités situées et recherche comme pratique transformatrice
Avec le recul, j’ai compris que mon approche avait encouragé les participant·es à valoriser leurs propres capacités et expertises,plutôt qu’à co-créer des savoirs agroécologiques à proprement parler : « En termes de pratiques agroécologiques, je n’ai pas vraiment appris de nouvelles choses, mais j’ai vu ici des gens qui font beaucoup d’efforts pour laisser de la liberté aux animaux et qui travaillent avec eux de manière intelligente », m’a confié Thami, un agriculteur marocain, marqué par l’expérience. « Avant, j’avais beaucoup de rêves, et aujourd’hui je sens que je peux les réaliser. » Un sentiment partagé par Silvana, une agricultrice suisse : « Ça m’a donné l’énergie et le courage de continuer. »
Le projet a également créé un sentiment de communauté et de solidarité. « Le plus beau et le plus riche était de rencontrer des collègues. On partage une même visée : s’insérer au mieux dans notre biotope. J’ai senti qu’on faisait le même métier », m’a exprimé Timothée, un agriculteur suisse, au terme de la rencontre. « Ça donne de l’espoir de voir que la démarche qu’on essaie d’appliquer ici résonne ailleurs dans le monde », s’est-il réjouit.
Ainsi, au-delà des semences échangées ou des recettes partagées, une transformation plus subtile s’est opérée lors de la semaine de rencontres : la création d’un espace où les personnes s’ouvrent les unes aux autres et se découvrent autrement, comme porteurs de savoirs, de capacités et de possibles. « Pour moi, les sciences sociales ne servaient pas à grand-chose… mais à travers nos échanges, j’ai commencé à les apprécier davantage et à développer une sensibilité au potentiel qu’il y a dans l’intersection entre la recherche académique et l’action sur le terrain », m’a ainsi livré Safae.
À l’aéroport, au moment des adieux, un silence s’est installé. Comment se dire au revoir ? Un hochement de la tête ? Se serrer la main ou placer la main sur le cœur ? Au bout d’une hésitation, nous nous sommes pris dans les bras. Comme une cigarette partagée, ce câlin d’apparence anodine résume toute l’expérience : apprendre à déstabiliser, ne serait-ce qu’un instant, les frontières entre chercheur·euses et « enquêté·es », entre « Nord et Sud », « Occident et Orient ».
Image à la page précédente:
Une journée partagée sur la ferme de Bassenge VD.
Credit: Leila Chakroun.
Andrea Mathez a étudié à l’Université de Genève, à Sciences Po Paris, au King’s College de Londres et à l’École de Gouvernance et d’Économie de Rabat. Originaire de Soleure, elle est ensuite revenue en Suisse pour occuper un poste d’assistante-doctorante à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne. Dans ses recherches, elle s’intéresse aux relations entre sociétés et environnements, et travaille plus particulièrement dans les domaines des études agroalimentaires, des études critiques du développement et de la Political Ecology. Sa thèse de doctorat explore ainsi la manière dont la (géo)politique et l’intimité s’entrecroisent dans les agricultures alternatives au Maroc et en Suisse. Depuis son premier séjour au Maroc en 2015, ce pays ne l’a plus quittée — tant à travers ses recherches que par les relations professionnelles, amicales et familiales qui s’y sont tissées.
Littérature Complémentaire
Plus de références de l’autrice (en accès libre)
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Mathez, A. (2025) Thirsty landscapes and the struggle for water at its margins. In: S. Narotzky Molleda, N. Buier, T. Vedetta (to be published in November 2025) Agricultural extractivism in the Mediterranean region: a socioecological view. London: Palgrave Macmillan. Preprint available here: https://www.researchgate.net/publication/395703284_Thirsty_Landscapes_Morocco's_Green_Agricultural_Policies_and_The_Struggle_for_Water_at_Its_Margins
- Mathez, A. (2025). Researching utopias: From aspiration as a moral obligation to embodied utopias. In L. Jeangros, L. Felber, Ph. Censkowsky (2025) Special Issue on Utopias. The Grand Challenges Blog. HEC Research Center for Grand Challenges. University of Lausanne, Switzerland, 1(1), 12‑14. Available here: https://hecgrandchallenges.ch/utopias/
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Mathez, A. (2024). Glimpses of embodied utopias, why Moroccan and Swiss farmers engage in alternative agricultures. Agriculture and Human Values, 1-14. https://doi.org/10.1007/s10460-024-10598-9
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Mathez, A., & Loftus, A. (2023). Endless modernisation: Power and knowledge in the Green Morocco Plan. Environment and Planning E: Nature and Space, 6(1), 87‑112. https://doi.org/10.1177/25148486221101541
Plus de littérature théorique qui sous-tend ce billet de Blog et permet d’approfondir les réflexions sur la pratique et éthique d’une recherche internationale, transdisciplinaire et transculturelle (en accès libre) :
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Mohanty, Chandra T. 2003. ““Under Western Eyes” Revisited: Feminist Solidarity through Anticapitalist Struggles”, Signs28 (2): 499-535.
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Nagar Richa, and Shirazi Roozbeh. 2019. “Radical Vulnerability”, Keywords in Radical Geography: Antipode at 50: 236‑242. John Wiley and Sons, Ltd. https://doi.org/10.1002/9781119558071.ch44
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Sultana, Farhana 2007. “Reflexivity, Positionality and Participatory Ethics: Negotiating Fieldwork Dilemmas in International Research”, ACME: An International Journal for Critical Geographies 6 (3): 374-385.https://doi.org/10.14288/acme.v6i3.786
Plus de références sur ce projet
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Vidéo sur ce projet : https://www.youtube.com/watch?v=tZCviFAamhw
[1] Myat, S. S. (2024). Coup amidst covid: Charting an early-career urban geographer’s epistemic journey through crisis – a north–south perspective. Geographica Helvetica, 79(3), 271 275. https://doi.org/10.5194/gh-79-271-2024

